Stéphanie Ladevèze,
mère célibataire parisienne
dans la seconde moitié du XIXème siècle
De 1873 à 1884, Stéphanie Ladevèze a déclaré la naissance de 3 enfants, 3 filles, dont deux seulement ont survécu à leurs premières années: Cécile Renée et Geneviève..
C'est en célibataire que Stéphanie Ladevèze déclare les naissances de ses filles. A chaque fois, le père n'est pas dénommé, tandis que Stéphanie déclare être couturière; tout du moins pour les deux premières naissances. Lors de la troisième naissance, elle est sans profession. Pourtant, elle semble être en mesure d'éduquer ses enfants, ne les dépose pas à l'assistance publique et va même jusqu'à les reconnaitre, ce qui semble attester de son désir de créer un lien supplémentaire et d'assurer une éventuelle transmission.
Sachant qu'un salaire de couturière ne permet pas de se loger ni de se nourrir, il est impossible d'envisager que Stéphanie ait pu assumer seule, la charge de deux jeunes enfants. Soit elle avait un autre revenu, soit elle vivait aux crochets de sa famille ( mais sa mère ne peut lui offrir ce soutien), soit un bienfaiteur est derrière tout cela: amant, ami, père naturel des enfants, père d'adoption ...
C’est seulement deux ans après la naissance de Geneviève, très exactement le 17 décembre 1886, que le nom d’un homme apparait.
Il s’agit de Louis Edgar Rosenwald.
Ce jour-là, accompagné de son frère, Lucien Emmanuel, il se rend dans les mairies où les naissances des deux dernières filles de Stéphanie ont été déclarées , afin de faire établir des actes de reconnaissance. Louis Edgar déclare être leur père tandis que Lucien Emmanuel tient lieu de témoin. Dorénavant, Cécile Renée Ladeveze et Genevieve Ladeveze se nomment Cécile Renée Rosenwald et Geneviève Rosenwald.
Etonnamment Louis Edgar ne fait pas cette déclaration au même moment que Stéphanie. Bien au contraire, Stéphanie ne reconnait Geneviève qu’un an après Louis Rosenwald.
A croire qu’ils ne se sont pas concertés.
A croire qu’ils ne vivent pas ensemble.
A imaginer qu’ils sont en guerre quant à la charge des enfants, chacun cherchant de son côté à s’en octroyer le privilège juridique. Bien que cette interprétation semble aussi négative qu'anachronique, il me semble important de ne pas l'éluder.
Ce Rosenwald est-il l’amant de Stéphanie ou une belle âme pétrie de philanthropie venue au secours d’une mère et ses deux enfants ? Tente-t-il de protéger les enfants de cette manière ou au contraire, est-ce un amant tyrannique cherchant par tous les moyens à prendre le contrôle sur les enfants de son amante ?
Les actes administratifs taisent tant de la complexité d’une vie que les questions affluent sans trouver de réponses.
C’est le moment de quitter la discrète Stéphanie pour suivre ce second personnage « bruyant » qui l’accompagne et laisse une empreinte durable dans le parcours de la jeune femme .
Louis Edgar Rosenwald
Il est le dernier d’une grande famille israélite originaire de Lorraine qui a opté pour la nationalité française après la guerre franco-prussienne. Né le 22 novembre 1849 à Marsal dans le département de la Moselle, sa famille semble avoir vécu alternativement entre ici et Paris. Il est très lié à ses deux frères ainés, Frédéric Ben Salem et Lucien Emmanuel, avec lesquels il entretient des relations fraternelles et professionnelles. Les trois frères Rosenwald travaillent à leurs débuts dans le commerce : ils sont employés de commerce ou négociants, avant de devenir médecin, puis éditeur médical pour Lucien Emmanuel qui publie le célèbre « Guide Rosenwald » et architecte expert rattaché à la ville de Paris pour Louis Edgar.
Pourtant, c’est au cœur de la ville de Troyes qu’il est encore possible d’observer le fruit du travail de Louis Edgar, qui fit construire un imposant immeuble de style Haussmannien, à l’angle formé par la rue Urbain IV et la place du maréchal Foch .
S’il abrite aujourd’hui les locaux d’une agence bancaire, ce bâtiment fut à ses débuts le « Petit Paris », un magasin spécialisé dans la vente de vêtements, à la façon des grands magasins parisiens. Son propriétaire n’était autre que Frédéric Ben Salem, le frère de Louis Edgar. Quant aux sculptures qui ornent la façade de l’immeuble, elles ont été réalisées par le sculpteur Guillemin, dont certaines œuvres régulièrement exposées au salon depuis les années 1870, sont vite remarquées et acquises par l’Etat.
Malgré son emploi d'architecte expert à la ville de Paris, Louis Edgar semble se spécialiser dans l'investissement immobilier et multiplie les achats par adjudication au tribunal civil de la Seine, par l'entremise de son avoué, Ernest Jacob (avoué qu'il partage avec Guy de Maupassant, tout comme ils ont en commun le notaire parisien Joseph Emile Godet).
Il est en effet propriétaire de nombreux logements ou terrains dans Paris qu'il loue (rues Ponistovski, Gandon, Morillon, Plumet), et d'un bois près de Dourdan. On sait aussi qu’il n’a pas hésité à spéculer sur la valeur de carrières situées à Eragny dans l’actuel Val d’Oise, revendues rapidement après leur faillite. Avec un pharmacien parisien, M. Geoffrion, il a fondé une société civile "Ayant pour objet la mise en valeur, l'exploitation, la location, l'échange et la revente par lots" du terrain acquis rue Poniatovski.
Architecte-expert, spéculateur immobilier, il est aussi inventeur. Louis Edgar Rosenwald semble autant intéressé par l’aménagement urbain que par le développement des transports qui en découle. En 1877, un brevet d’invention qui concerne un système de locomotion par le gaz, lui est délivré. Plusieurs liasses détaillant les plans et le fonctionnement de ce système sont retrouvés lors de l’inventaire effectué à son domicile à son décès, ainsi que des échanges avec l’ingénieur Marcel Desprez, désigné en 1890 comme premier titulaire de la chaire d'électricité industrielle créée au Conservatoire National des Arts et Métiers, élu membre de l'Académie des sciences le 1er mars 1886.(1)
Malheureusement, la « mise en exploitation de ce brevet a été suspendue depuis longtemps attendu qu’elle n’a jamais donné de résultats… »(1)
(1) :Déclaration faite par Lucien Emmanuel Rosenwald lors de l’inventaire dressé au décès de Louis Edgar
Dès 1887, Louis Rosenwald semble préparer son départ en mettant de l’ordre dans ses affaires. En effet, le 6 mai, il rédige un testament qu'il conserve à son domicile à Paris, au numéro 69 du boulevard Rochechouart. Puis, le 26 décembre, il fait acter par son notaire joseph Emile Godet une procuration qui donne tous les pouvoirs à son frère Lucien Emmanuel quant à la gestion de ses affaires immobilières.
L'inventaire effectué après son décès, survenu le 3 avril 1889, permet d'en apprendre davantage sur son mode de vie et par la même occasion, sur le probable quotidien de Stéphanie et de ses filles.
S'il est propriétaire d’un appartement au 35 boulevard Rochechouart, il est locataire d'un appartement au 4ème étage d’un immeuble situé au 69, ainsi que d'une maison de villégiature à Sannois (l’actuel Val d’oise), 3 rue du chemin Renard.
L’appartement est constitué d'une salle à manger et d'une cuisine donnant sur une cour intérieure et éclairées par une croisée. La salle à manger est meublée d’un buffet de chêne à deux corps sur crédence, d’une table en chêne à 3 rallonges et 12 chaises cannées en chêne sculpté de style Louis XIII. Un piano droit de H.Hertz complète la pièce. Seulement deux petits tableaux décorent la pièce. Ce qui semble peu lorsqu’on sait qu’il côtoie probablement la sœur et le beau-frère de Stéphanie, tous deux artistes peintres alors renommés.
L'appartement comporte 3 chambres: la première semble être une chambre parentale, la seconde, une chambre d'enfants, tandis que la troisième sert de débarras.
Donnant sur le boulevard, le cabinet de travail de Louis Edgar est éclairé par deux fenêtres. Un bureau en acajou noir, un plateau d'architecte, le matériel nécessaire au dessin, deux lampes "carcel" en faïence chinoise peinte, un bahut en chêne sculpté style Louis XIII, deux fauteuils, 4 chaises et une bibliothèque composent le mobilier.
La bibliothèque, bien fournie, contient entre autre 63 volumes des oeuvres de Voltaire, 20 volumes de Thiers "Consulat et Empire", ainsi que des œuvres d’Emile Rousseau et Victor Hugo.
Au 6ème étage de l’immeuble, Louis Edgar loue encore une chambre de bonne.
Dans la maison de Sannois, la cave recèle plus de 150 bouteilles vides. Au rez-de-chaussée, une salle à manger, simplement meublée d’une table et ses chaises, d’un piano droit et d’une table d’architecte ne semble pas plus retenir l’attention du notaire qui en fait l’inventaire, pas plus que l’unique chambre à coucher qui ne contient qu’un seul lit.
Lors de ces deux inventaires menés à Paris comme à Sannois, Stéphanie est présente. L’ameublement des locaux laisse imaginer que les filles Ladeveze-Rosenwald vivaient dans l’appartement du boulevard Rochechouart, la maison de Sannois ne semblant pas préparée pour accueillir une famille entière, comme le confirme le nombre de couchages.
Parmi les papiers retrouvés au 69 boulevard Rochechouart, outre les documents relatifs aux divers investissements de Louis Rosenwald un testament et les actes de naissance de Cécile Renée et Geneviève sont retrouvés.
La lecture des dernières volontés de Louis Edgar révèle son désir de léguer ses biens et sa fortune à son frère Fredéric Ben Salem pour moitié, et à ses deux filles pour l'autre moitié.
Rien à son frère Lucien, outre la charge de ses filles dont il est désigné tuteur, et surtout, rien à Stéphanie Ladevèse.
A aucun moment elle n'est nommée dans ce testament tandis que ces premiers mots sont pour ses deux filles:
" Je lègue à Cécile et Madeleine Rosenwald mes deux enfants naturels reconnus tout ce que la loi me permet de leur donner en pleine et absolue propriété
Je lègue le surplus de ma fortune à mon frère Frédéric Rosenwald, à cet effet je l'institue mon légataire universel »
Seul, Lucien Emmanuel intervient pour signaler que Stéphanie Ladevèse a fait établir des actes de reconnaissances de ses deux filles, me laissant supposer qu’il veille à faire respecter les droits de celle qui partageait la vie de son frère et cela même si ce dernier précise qu’il souhaite que la garde de ses enfants soit confiée à ses deux frères.
« Je nomme pour conseil à la mère naturelle de mes enfants , M. Frédéric Rosenwald ou à son défaut M. Lucien Rosenwald mon autre frère. Je veux également que la garde de mes enfants soit confiée à mon frère ainé et à son défaut à mon autre frère M.Lucien Rosenwald. »
Louis Edgar Rosenwald est inhumé au cimetière Montparnasse, dans la division « israélite », le 5 avril 1889.
« Je crois qu'il peut y avoir un Dieu mais n'admets aucune des religions actuellement existantes, je ne veux conséquemment aucun représentant d'aucun culte à titre de prêtre à mon enterrement.
Je révoque tous les testaments antérieurs.
Paris le six mai 1887"
Extrait du testament de Louis Edgar Rosenwald, Archives Nationales- Minutes de Godet Joseph Emile MC/ET/XXXIX/1132